Le Congo dans le grand bain de l’afro-cubain
#CongoFreedom (épisode 1), une série de Vladimir Cagnolari
Dès les années 50, les musiques afro-cubaines eurent le vent en poupe. Ce sont elles que les premiers grands orchestres congolais se mirent à imiter, avant de s’en inspirer pour créer leur propre son : la rumba congolaise. Plongez avec nous dans grand le bain culturel de la capitale, alors baptisée Léopoldvillen où évoluent les élites congolaises qui porteront bientôt la lutte d’indépendance.
Si le jazz ou le calypso ont fait forte impression au Ghana, au Congo belge, ce sont les musiques cubaines qui font mouche. Le Son cubain, le cha-cha-cha, la rumba, le boléro, toutes ces musiques ont servi de modèle aux musiciens qui, en ville, faisaient des reprises à leur sauce, souvent dans un étrange sabir espagnol (écouter notre playlist). Il faut croire que ces musiques, nées à Cuba de la rencontre forcée de l’Europe et de l’Afrique, ont été reconnues comme de lointaines cousines quand elles sont revenues au Congo. Et elles y ont fait un tabac.
Ce retour, on le doit à une série très particulière de disques : les GV, Gramophone Victor. Quelques centaines de titres pressés sur 78 tours aux États-Unis dans les années 30, quand les compagnies américaines essayaient, crise oblige, d’exploiter leur catalogue existant. Et c’est ainsi que, via l’Angleterre et la France, furent exportées des chansons cubaines vers l’Afrique.
Le Trio Matamoros fait partie des classiques de la série GV. Avec le Sexteto Habanero, Abelardo Barroso ou encore le mythique Orquesta Aragon, ils seront parmi les plus imités. Les premières rumbas congolaises (comme Marie Louise) adoptent d’ailleurs la structure des classiques du son cubain. Introduction instrumentale à la guitare, chant lead ou, comme dans les morceaux du Trio Matamoros, deux à trois voix harmonisées, puis appels du chanteur soliste et réponse des chœurs. Autant dire que ces disques, arrivés par les ports, eurent une influence capitale.
Mais qui avait les moyens de se payer un gramophone dans les années 50 au Congo ? La réponse : ceux qu’on appelait les « évolués », qui avaient pu avoir un minimum d’éducation, en général chez les prêtres, et qui étaient commis dans l’administration belge ou chez les commerçants blancs. Ceux-là avaient du pouvoir d’achat, et de fait, dans ces années 50, le marché du disque dans la capitale congolaise est en plein boom.
Les frères Jéronimidis par exemple, des commerçants grecs, ouvrent ainsi le studio Ngoma dans les années 40, pour promouvoir et vendre des disques congolais aux Congolais.
Certes, les évolués capables de se payer des disques restaient une minorité au regard de l’ensemble de la population congolaise, mais ils n’hésitaient pas à faire profiter tout le quartier du son de leur gramophone, devenu signe extérieur de prestige. En tout cas, ils vont jouer un rôle crucial dans la montée des revendications vers plus d’autonomie.
Parmi ces évolués, il y avait Jean Lema, alias Jamais Kolonga. Un véritable personnage dont l’écrivain belge David Van Reybrouck fait le portrait dans son livre magistral : Congo une histoire (traduction française Actes Sud). C’est lui qu’évoque Joseph Kabasele dans la chanson « Jamais Kolonga ».
Pour la petite histoire, le train qui ramenait Joseph Kabasele et son orchestre d’Élisabethville (Lubumbashi) vers Léopoldville (Kinshasa) tomba en panne. Alors qu’il attendait que le train puisse repartir, il fut invité à une soirée organisée par des Portugais. C’est là qu’il vit Jean Lema oser, c’était rare à l’époque, demander la main d’une blanche pour l’inviter à danser, avant de la faire tournoyer sur la piste. Kalle le surnomma « Jamais Kolonga », c’est-à-dire celui qui n’est jamais vaincu, et lui dédia la célèbre chanson, qui porte son nom.
On appelait « évolués », ceux qui avaient assimilé les codes occidentaux : de la bienséance au parler en passant par l’habillement. Joseph Kabasele était de ceux-là, et les big bands cubains sapés comme des milords inspirèrent les tenues et même le son raffiné de son orchestre, l’African Jazz. Les évolués n’étaient pas si nombreux, 12 000 en 1954 sur une population de 12 millions d’habitants. Comment auraient-ils pu être plus nombreux : les premiers établissements d’enseignement secondaire n’ouvrirent leurs portes qu’en 1938, et la première faculté en 1954.
Parmi les évolués, il y avait la crème de la crème, ceux qui avaient une carte d’immatriculation et qui jouissaient, parce qu’ils avaient un emploi stable, des diplômes et des références, et parfois des mêmes droits que les Belges, notamment en matière de justice. Du coup, ils échappaient aux châtiments corporels, à la chicote, que n’importe quel blanc pouvait vous administrer. Ce sont précisément ces évolués qui voulaient vivre et être acceptés par les Blancs qui vont se retourner contre eux, faute de n’avoir jamais été réellement acceptés, encore moins traités d’égal à égal, ne serait-ce que pour le salaire… « Tôt ou tard, commencent-ils à murmurer, le monde changera… » En lingala, « Ata Ndele Mokili Ekobaluka », et c’est justement le nom de la chanson d’Adu Elenga. Et celui du prochain épisode de notre série.